• Dernière modification : le 26 Janvier 2016

     

    " La clé des nos questions se trouvent parfois dans les souvenirs d'enfance. Le rédempteur poursuivra sa route. Le sang et la mort seront un accompagnement fort agréable pour des retrouvailles préméditées. Nous avons tous le choix : le choix de croire que l'on choisit."

     

    Extrait du grimoire d'Hakkam, verset 9.16

     

    Date : 26 Milrs de l’Ilnweiz 120 (équivalent des temps modernes : 26 Mars de l’année 120)  

    Lieu : Lykath dans le royaume Syrillien

     

    Plusieurs jours venaient de s’écouler depuis son départ d’Elk. Le trouble inexpliqué qu’il avait ressenti en présence d’Actam s’était vite estompé à la découverte du grimoire. Il s’était attendu à y découvrir un remède, un sortilège ou n’importe quel autre procédé pour rompre la malédiction. Or, il s’était vite rendu à l’évidence qu’il avait naïvement mis tous ses espoirs dans les écrits d’Hakkam. 

    Oh certes, ce seigneur avait été l’ennemi de son roi, mais Kaëdel, en tant qu’ancien général et stratège de grande renommée, n’avait jamais pu nier la qualité de son adversaire. Ni sur ses valeurs guerrières, ni sur la véracité de ses prédictions, sans jamais l’évoquer à son suzerain. « Je vais peut-être devoir mon salut à celui que j’ai vaincu pour les ambitions d’un roi fou. Quelle ironie ! », avait-il pensé avant d’atteindre le village. 

    La réalité avait été bien loin de ce qu’il espérait. Aucun des textes présents dans l’ancien livre n’était écrit dans la langue commune, ni dans un dialecte populaire. Ce qui rendait la lecture impossible pour le guerrier. « Me voilà bien avancé ! Ces hommes morts pour ces bouts de papier indéchiffrables ! » Sa frustration avait été telle que le mal qui le rongeait reprit le dessus sans rencontrer la moindre résistance de sa part.

    Dans ce nouvel état, il pouvait manipuler plusieurs sorts de magie dont il n’en avait aucune connaissance auparavant. Pourtant, il ignorait tout de ces nouvelles capacités dès qu’il reprenait le contrôle de lui-même. Malgré tout, cela n’avait été qu’une simple formalité pour détruire les bâtisses des disciples. 

    Pire, sa partie maudite en lui en avait profité pour humilier Actam, le fils de son frère d'armes. Lui laisser la vie sauve pendant que tout ce à quoi il tenait, partait en fumée. « Son réveil sera violent. Il n’aura plus rien pour se raccrocher à sa pitoyable existence. Et encore, faut-il qu’il survive à sa blessure », avait-il clamé d’une voix machiavélique avant de quitter cette terre devenue désolation. 

    Le lendemain, sa rage s’était estompée. La malédiction s’était de nouveau évanouie. Le guerrier s’était réveillé sur les rives de la Nya, sans le moindre souvenir des événements de la veille. 

    Au fil du temps, il avait appris à associer ses pertes de mémoire à ses crises de démences. Il ne parvenait pas à les contrôler. Toutefois, il était conscient du lien qu’il y avait entre ses amnésies partielles et ses pulsions maudites. Il n’avait aucun doute là-dessus. La seule chose qui l’inquiétait vraiment était de ne pas savoir l’ampleur des dégâts qu’il aurait pu causer pendant ces périodes de troubles. 

    La présence de Nùmen à ses côtés avait aussi fini par le rassurer. A chacun de ses réveils, il se retrouvait blotti contre l’animal. Celui-ci le maintenait au chaud et le protéger contre d’éventuels charognards qui auraient vu une opportunité de se nourrir allègrement. 

    Après avoir chassé de quoi se nourrir, Kaëdel s’était lancé dans une nouvelle étude du grimoire. Sous le coup de la colère de la veille, une information ou un indice aurait pu lui échapper. Tel n’était pas le cas. Il le savait. « A l’évidence, je ne parviendrai pas à en tirer la moindre chose, seul », avait-il du reconnaître. Venant de lui, cela était rare. Pourtant cette fois-ci, il l’avait concédé sans contestation. 

    C’est à ce moment-là que la nature l’avait guidé. Une brise de vent s’était mise à lui murmurer. Au départ, il n’avait pas prêté attention à ce souffle soudain. C’est le regard apaisé de sa monture qui lui fit comprendre d’y être attentif. Après quelques instants de concentration, cette brise de vent se transforma en murmure. De celui-ci, en ressortit une voix légère et douce prononçant le prénom de Deenao. 

    Son amie d’enfance. « Comment n’y ai-je pas pensé plutôt ! », s’était-il exclamé. L’ancien général en avait le souvenir d’une jeune fille resplendissante. Elle assumait fièrement ses petites rondeurs. Ses cheveux qui voyageaient entre le blond vénitien et le roux au gré des reflets du soleil et sa poitrine voluptueuse avaient toujours fait chavirer les garçons de leur âge. Elle s’en était amusée, obtenant d’eux tout ce qu’elle désirait. 

    Seul Kaëdel, n’était jamais entré dans son jeu. Ils se connaissaient depuis si longtemps qu’il savait que seules les demoiselles auraient le privilège de partager la couche de la jeune femme. Même si un soir, peu de temps avant sa nomination au poste de général, elle lui avait glissé amoureusement à l’oreille : « tu resteras le seul homme avec qui j’aurai aimé partager une nuit et offrir mon corps. » Au vu du nombre de verres de rhum de Terelth qu’ils avaient bus cette nuit-là, ils en avaient ri et avaient fini ivres tous les deux sans que rien ne se soit passé entre eux. 

    Le guerrier s’en était presque voulu de ne pas y avoir pensé avant. Son acolyte avait toujours été une mordue des livres, des parchemins et des langues anciennes. Qui d’autre était mieux placé qu’elle pour l’aider à traduire ou tout du moins à comprendre le sens des textes du grimoire. 

    Aux dernières rumeurs, Deenao tenait des affaires dans le centre de Lykath. L’une des rares villes où les citoyens n’avaient aucune croyance particulière. Chacun était libre de prier le Dieu qu’il souhaitait sans craindre des représailles des autres croyants. Ils étaient ouverts sur tous les sujets et toutes les pratiques à partir du moment qu’ils ne nuisaient pas à l’équilibre et au bien-être de leurs compagnons. 

    Pour certains étrangers, cette ville était plus une ville de débauche. L’endroit où tous les bannis pouvaient se retrouver pour leurs pratiques pécheresses sans en subir le courroux des dieux. 

    Pourtant, une fois qu’on y mettait les pieds, il s’en dégageait une bien autre atmosphère. Les enfants jouaient souvent dans les espaces fleuris où des jeux de bois y étaient entreposés pour eux. On y trouvait beaucoup de boutique de soie, de parfums, de fleurs, de nourriture. Aucun des commerçants ne pouvait envier la qualité des produits de son concurrent. A l’inverse, ils avaient tous tendance à s’entraider en cas de coup dur ou de litige avec des clients ou fournisseurs. 

    La ville se démarquait aussi par la couleur rougeâtre de ses pierres. Les habitants aimaient raconter à quiconque voulait l’entendre que cela provenait de l’union de la force sauvage de l’océan Sayen, créateur de leurs terres, et de la finesse des grains de sable qui longeaient leurs côtés, telle une mère protégeant avec douceur ses enfants.  

    Soucieux de ne pas créer de problème avec l’ensemble des Lykathiens, le guerrier avait laissé Nùmen auprès du lac du Sir. Il passa le portail de la ville sans trop de soucis malgré le contrôle de deux jeunes miliciens. Ceux-ci l’avaient juste interrogé sur les motifs de sa venue. « Je viens vider la bourse que ma dernière mission m’a rapporté. Ma femme serait ravie que je lui offre de la soie et du parfum. Vous connaissez les femmes n’est-ce pas ? », avait-il répliqué avec un petit air provocant. Nul doute que ces jouvenceaux n’en savaient rien sur le sujet. 

    Cette interrogation mit Kaëdel légèrement en alerte. Bien que ce contrôle était succinct et bref, il ne se rappelait pas avoir déjà rencontré des gardes aux portails de Lykath. Pour s’en rassurer, il fit le tour afin de vérifier si tel était le cas sur les huit autres accès de la ville. « Etrange, deux gardes par porte, tous vêtus d’une toge rouge avec une lance en guise de mât pour un bateau. L’écusson du roi du royaume Syrillien. » 

    L’ancien général fut surpris de cette petite intrusion. Cet endroit avait toujours gardé un brin d’indépendance malgré les lourds impôts que les citoyens versaient à leur roi. En échange, son armée n’intervenait pas entre les murs de la cité qui s’auto-gérait. 

    A l’exception de cette présence inattendue, rien n’avait changé. La même couleur et la même atmosphère joyeuse régnaient en ces lieux. Les boutiques des marchands étaient toujours aussi enchanteresses. Des files d’attente, pouvant atteindre plusieurs dizaines de personnes. 

    Malgré quelques regards de curieux et surtout d’aguicheuses qui tentèrent plus ou moins des approches osées, le guerrier atteignit, sans trop d’accrocs, la place du marché. Le centre de la ville. Son calvaire commença sur cette grande place. 

    Il était impossible de faire un pas sans bousculer une personne ou se faire bousculer. Tout le monde circulait dans tous les sens. Les marchands hurlaient pour couvrir le brouhaha des potentiels clients et pour vendre leurs marchandises étalées sur des comptoirs de luxe. « Rien à voir avec les pauvres marchés Del Ruth », pensa amèrement le guerrier. 

    Après quelque temps d’observation, il interrogea les passants, les marchands et parfois même des miliciens sur la présence éventuelle de son amie. Ces derniers se crispèrent la plupart du temps à l’entente du nom de Deenao. Il eut parfois le droit à des réactions plus soupçonneuses. « Sûrement des capitaines de patrouilles ». Il parvint toutefois à les détendre en leur avouant que sa confidente lui devait une fortune et qu’il était temps qu’elle lui rembourse. Il n’eut pourtant pas la réponse qu’il souhaitait. Eux aussi étaient à sa recherche. « Qu’a-t-elle fait pour attiser la colère du roi Syrillien ? », s’inquiéta-t-il. 

    Pour les habitants, Deenao semblait un nom inconnu ou à proscrire, pour les gardes, plutôt une tête qui pouvait leur garantir une promotion. Il hésita un instant pour quitter la place du marché et procéder à une autre approche pour retrouver son amie quand il sentit une petite lame pointer dans son dos.

     

    - Il n’est pas prudent de chercher ma maîtresse de cette manière, lui murmura une voix féminine, mais tout aussi autoritaire.

     

    Kaëdel se sentit frustré. Il y avait trop de monde pour se mouvoir librement. Impossible d’esquisser le moindre geste. La lame aurait largement le temps de lui traverser le corps. « Comment ai-je pu baisser ma garde aussi facilement ? Je me suis trop préoccupé de ces gardes. Pire qu’un débutant. » 

    Sans attendre une réponse de sa part, la jeune femme lui fit signe d’avancer en enfonçant légèrement la pointe de sa dague.

     

    - Inutile de vous dire de rester sage. Vous êtes bien trop intelligent selon les dires de ma maitresse. Sachez qu’elle a des yeux partout. Et vous êtes bien chanceux, elle veille sur votre personne depuis votre arrivée. Je ne sais pas qui vous êtes, mais elle semble vous porter beaucoup d’estime.

    - De l’estime vous dîtes, répliqua-t-il avec ironie. Assez grande en tout cas pour venir me chercher et me faire escorter d’une pointe dans le dos.

    - Le ciel s’obscurcit. Les ténèbres apparaissent de plus en plus vous savez. Nous nous devons de rester prudents. Ne lui en voulez pas.

     

    Kaëdel ne résista pas et suivit sagement le chemin indiqué par la jeune femme. « Le temps viendra où je pourrai retourner la situation en ma faveur. Elle est jeune, mais semble manquer de vivacité », observa le guerrier. Il constata aussi qu’elle lui fit éviter toutes les patrouilles de miliciens. « Elle connaît leur itinéraire visiblement. Tout ceci est étrange. Que se passe-t-il vraiment ? La ville n’est plus ce qu’elle était malgré les apparences. » 

    Après une bonne demi-heure de bousculade et de détour, ils rejoignirent une ruelle déserte. C’était le moment rêvé pour agir. Il accéléra le pas d’une façon irrégulière, éloignant ainsi la lame de son assaillante. Quand celle-ci comprit que l’homme qu’elle menaçait aller lui échapper, il était déjà trop tard. En à peine un souffle, tel un courant d’air, il s’était décalé sur le côté pour pivoter sur son bras et lui plaqua sa propre lame sur la gorge.

     

    - Maintenant que les choses sont rentrées dans l’ordre. Tu vas m’indiquer qui est ta maitresse ?

    - Je…, suffoqua la femme apeurée. Je ne faisais que vous emmener auprès d’elle, répondit-elle en étouffant ses sanglots naissants. 

    - Soyez plus bavarde, je vous prie, pressa-t-il en appuyant plus sur le bras de l’assaillante. Qui est-elle ? Est-ce Deenao qui vous envoie ? 

    - Je…

    - … mon p’tit Kaë ! Toujours aussi autoritaire avec les demoiselles. Tu n’as pas changé mon vieil ami, s’exclama une voix familière.

     

    Kaëdel esquissa un sourire. Une seule personne l’avait appelé ainsi, et cela faisait bien longtemps que ce n’était pas arrivé. Un jour, pour un pari entre lui et Deenao, il avait fait face à un garde dépassant les deux mètres. Inconscient du risque qu’il prenait, il avait défié le soldat avec une épée en bois. Cette insolence lui valut une bonne humiliation. Malgré tout, l’homme l’avait aidé à se relever et lui avait demandé : « Tu t’appelles comment mon p’tit ? » La seule réponse du garçon avait été « Kaë » avant qu’il ne s’enfuie en courant.

    Depuis, la jeune fille, qui avait été témoin de sa débâcle l’avait surnommé ainsi : « mon p’tit Kaë ». 

    Il pivota sur lui-même tout en maintenant la pression sur le bras de la jeune fille qui était devenue son otage. Son amie se présentait face à lui, avec un large sourire. Vêtue d’un corset sombre largement entrouvert, dévoilant une partie de sa poitrine et d’un pantalon serré. Bien qu’ils aient vieilli tous les deux, ils se reconnurent immédiatement.

     

    - Deenao ! Toujours aussi… provocante à ce que je vois. 

    - Ah ! Tu ne crois pas si bien dire mon p’tit Kaë. Je suis ravie que tu le remarque. 

    - J’ai cru deviner que tu avais des soucis ? 

    - Les temps ne sont plus à la liberté des sentiments, mais plutôt à la persécution de nous autres, lui lança-t-elle avec sa voix enjouée. D’ailleurs, si tu pouvais libérer ma petite crème, je t’en serais reconnaissante.

     

    Kaëdel libéra la jeune fille et s’excusa auprès d’elle. Maintenant qu’il la voyait bien en face, il réalisa qu’elle devait avoir à peine la vingtaine. Ses joues creuses contrastaient avec les petites rondeurs de sa complice d'enfance. Ses cheveux courts lui donnaient un petit air masculin. Pourtant, ses yeux noisette, mouillés par ses larmes, mettaient en avant sa fragilité enfantine. Elle lui avait apparu forte et sûre d’elle auparavant. Là, ce n’était plus qu’une enfant déstabilisée. Deenao la prit dans ses bras pour la consoler et lui déposa un baiser sur les lèvres.

     

    - Je te présente Aneski, ma bien-aimée, cachée depuis que la milice du roi Heruben a pris possession des lieux pour me mettre la main dessus.

     

    La jeune fille fit un léger signe de la tête pour accompagner sa présentation sans pour autant adoucir son regard vis-à-vis de Kaëdel. Elle semblait encore plus inquiète.

     

    - Deen, nous ne devrions pas trop rester à la vue de tous. Si la milice nous voit …, reprit la compagne de son amie. 

    - Tu as raison ma chérie. Suis-nous mon p’tit Kaë. Nous n’habitons pas très loin d’ici.

     

    En effet, la demeure des deux femmes se trouvait à quelques encablures de là. L’intérieur était modeste, rien d’extravagant. Une cheminée sans ornement réchauffait la pièce principale où se trouvait juste une table massive entourée de quatre chaises. Kaëdel jeta un regard sur les différentes façades pour n’observer que de rares bibelots posés sur des étagères mal installées.

     

    - Nous sommes sur le départ…, coupa la femme dans son observation. La milice me recherche et je ne ferai pas de vieux os si je reste dans le coin, reprit-elle amèrement. 

    - Pourquoi tous ces changements ? Que s’est-il passé depuis notre dernière rencontre ?  

    Le guerrier vit la jeune enfant serrer la main de la femme. Il pouvait y deviner de la peine et beaucoup de crainte sur leur avenir. Il connaissait son amie. Elle n’était pas du genre à risquer sa vie pour des idioties. Se mettre en danger ne faisait pas partir de ces défauts. « Deenao, qu’as-tu fait ? »

     

    - Depuis quelque temps, ils interdisent toutes les relations amoureuses entre deux personnes du même sexe. Ils chassent et pendent tous les … marginaux, lui répondit-elle avec tristesse. Malheureusement tu connais mon penchant pour les femmes. Je suis née ainsi et ce n’est pas ce roi qui m’en empêchera ! 

    - Cela ne le dérangeait pas autrefois. Que s’est-il passé pour que cela change ? Du peu que j’ai pu le rencontrer, je ne le voie pas changer d’avis aussi simplement.

     

    Deenao baissa les yeux vers sa tendre. L’ancien général y vit beaucoup d’amour et de regret. Il sentit que les sentiments entre les deux femmes étaient sincères, mais que quelque chose s’était produit. Son amie s’en voulait.

     

    - C’est que, hésita-t-elle, j’ai volé la virginité de la fille du roi Heruben, lâcha-t-elle honteusement. C’était une erreur, je l’avoue. J’ai mis mon couple en péril, j’ai trahi la confiance de ma petite crème et je nous ai mis à dos l’armée de ce roi intolérant, reprit-elle sur le bord des larmes. 

    - Je comprends maintenant pourquoi tout cela est interdit. Il n’a pas supporté que sa fille prenne ce chemin-là. Elle ne pourrait pas lui offrir d’héritier et tu es devenue sa tête à couper pour se défouler. Autrefois, c’est moi qui avais le don de me mettre dans l’embarras. 

    - Comme quoi le monde change, répondit-elle avec un léger sourire. C’est pourquoi nous sommes extrêmement vigilantes. Je te rassure, avant ton arrivée, nous étions à deux doigts de partir. Mais je t’ai entraperçu. Alors je t’ai envoyé ma douce te chercher. 

    - D’une drôle de manière. Cela aurait pu mal finir.

     

    Le guerrier vit la jeune fille se décomposer à cette idée. Ils savaient tous deux que si Deenao n’était pas intervenue à temps, il aurait pu la tuer. Bien que les choses semblaient se tasser à présent, il sentait encore de la crainte chez Aneski vis-à-vis de lui.

     

    - Où comptez-vous partir si je puis me permettre ? 

    - Permets-toi mon p’tit Kaë. Tu as toujours été l’homme de ma vie, tu le sais, lui sourit-elle. Nous pensions rejoindre Ral’ka afin de profiter de la proximité de la frontière au cas où. Le roi Heruben ne prendrait pas le risque d’envoyer ses miliciens au-delà de ses frontières, il est trop craintif pour cela. 

    - Cela ne va pas être facile de quitter la ville avec tous ces hommes à vos trousses, tu en es consciente ?, interrogea le guerrier qui sentait une inquiétude sur le visage de son interlocutrice. 

    - Je le sais, mais l’étau se resserre. Ils ne tarderont pas à venir jusqu’ici et je ne souhaite pas qu’ils fassent du mal à ma petite crème. Je lui en ai déjà assez fait. Comme je te l’ai dit, nous étions prêtes à partir avant ton arrivée. Tu ne m’en voudras pas, mais je me suis dit que tu pourrais nous aider justement. 

    - Tu as bien fait. 

    - Je pense qu’un petit potage nous ferait du bien, lança Aneski qui comprit que les deux amis avaient besoin de se parler. Je vais nous le préparer.

     

    Kaëdel observa la jeune fille partir dans l’arrière pièce pour se rapprocher de Deenao, le regard grave.

     

    - Vous devriez partir cette nuit. Vous êtes en danger. Le fait que j’en ai interrogé certains sur toi a dû les mettre sur la piste. Vous n’avez plus le temps. 

    - Je sais mon p’tit Kaë. Mais dis-moi. Pourquoi es-tu là ? Depuis ta nomination au poste de général, tu n’es jamais venu me rendre visite ? Qu’est-ce qui t’amène ?

     

    Le visage de Kaëdel s’assombrit. Deenao l’invita à s’asseoir autour de la table pour qu’il puisse compter son histoire. Il évoqua ses batailles, sa rencontre avec Laïrina, son amour pour elle, son altercation avec son père, sa déchéance, sa malédiction, Nùmen. Il ne lui épargna aucun détail. 

    Entre temps, la jeune fille était revenue avec trois bols de potage qui leur fit du bien. Pendant toute la narration, les deux femmes furent hypnotisées. Souriant parfois, attristée le temps juste après.

     

    - Tu vois ma petite crème, je ne t’avais pas menti quand je t’ai annoncé qu’un jour tu rencontrerais le plus grand aventurier que les cieux ont pu créer, conclu Deenao. 

    - Mais pourquoi es-tu venu jusqu’ici ? Où est ton animal ? Questionna Aneski avec un regard rempli de curiosité. 

    - Nùmen est posté près du lac de Sir. Quant à ma venue, il prit une pause et sortit le grimoire de sa besace et le tendit aux deux femmes.

     

    Deenao passa la main sur l’anneau et la chouette dorée. Elle était en pleine admiration de la gravure. Le guerrier ne remarqua aucune surprise dans le regard de son vis-à-vis. Comme s’il venait de lui apporter des réponses à des questions qu’elle se posait.

     

    - Le livre du cinquième gardien, chuchota-t-elle. J’ai toujours su qu’il existait. Le gardien représenté par une chouette, ce n’est pas un mythe ou une légende. Juste une vérité cachée.

     

    Kaëdel en était bouche bée. Il faisait souvent appel à l’un des quatre gardiens élémentaires. Le madrys du roi Kalianor avait été un véritable chamane et lui avait enseigné secrètement le langage des cieux. Il avait ainsi pu apprendre à interpréter les signes de la nature et tant de choses. Pourtant, tout son savoir reposé sur l’existence de quatre éléments. Les quatre gardiens élémentaires : la terre, le feu, l’air et l’eau. Mais jamais il n’avait entendu parler d’un cinquième gardien.

    Son amie paraissait sûre d’elle.

     

    - On nous a toujours appris que l’équilibre de notre monde se reposait sur les quatre gardiens élémentaires, création de Syréné. Or, ceci n’a jamais été le cas. Des rumeurs ont vite circulé sur la présence d’une cinquième entité divine. Syréné lui avait attribué le contrôle d’un élément neutre, nul ne sut jamais lequel. Or après plusieurs siècles, il se serait rendu à l’évidence qui lui était complètement inutile. Il avait décrété de le détruire, de le renvoyer à la création. Oerbe, son frère, serait intervenu, fatigué de gérer la Fosse. Il aurait, selon certains, sauté sur l’opportunité pour récupérer le gardien renié, issu des entrailles de Syréné. C’est ainsi qu’il est devenu un gardien sombre : le gardien des ténèbres. Les échos de la rage de ce gardien envers son créateur étaient tels qu’Oerbe lui aurait donné la possibilité de se venger. Après quelques modifications de sa génétique, il se serait transformé en terrible mage noir, d’une puissance inégalée et usant des éléments les plus funestes. Il se serait créé une armée à son effigie et se serait lancé dans une révolte sur les terres Syrénéenne. Les origines de la Grande Guerre en seraient là, narra Deenao avec une voix digne des plus grands artistes que son bienfaiteur ait pu rencontrer au royaume Del Ruth. 

    - Si je me souviens bien. Tous les mages noirs ont été anéantis pendant la Grande Guerre. Les gardiens élémentaires sont descendus sur les terres pour les repousser. Aucun ennemi n’a survécu. 

    - Mon p’tit Kaë. Tu as toujours été le plus fort, le plus stratège et le plus malin de nous deux. Mais, ne le prends pas mal, je pense que c’est moi qui aie toujours eu cette curiosité de comprendre le monde qui nous entoure. C’est moi qui aie concentré de nombreuses heures dans l’étude du savoir de nos terres. Alors s’il te plait, écoute et apprends.

     

    Le guerrier esquissa un sourire à cette remarque. Elle n’avait pas tord, lui toujours à s’entraîner aux échecs ou au maniement de l’épée et elle, à lire tout ce qu’elle pouvait trouver. La raison de sa venue chez son amie en était la preuve. Il savait qu’elle lui apporterait des réponses.

     

    - Je t’en prie, continue. 

    - J’aime quand tu reconnais que j’ai raison mon p’tit Kaë. Cela est rare chez toi et ça me plait toujours autant, lui lança-t-elle avec un clin d’œil qui fit grimacer sa jeune comparse. 

    - A l’issue de la Grande Guerre, reprit-elle plus sérieusement, il aurait été dit qu’Oerbe aurait récupéré le corps de son gardien. Etant le maitre de la Fosse, il lui aurait redonné vie. Il en aurait aussi profité pour le remodeler différemment et lui aurait donné un atout qui nuirait considérablement à l’équilibre du monde : celui de pouvoir prédire l’avenir. C’est ainsi que… 

    - … Hakkam ! Le maitre du grimoire !, s’exclama Kaëdel. Mais j’ai vu l’homme qui était sous mes ordres, une personne qui m'était proche, le tuer. 

    - Désolé de te décevoir mon p’tit Kaë. Seuls les artefacts divins peuvent anéantir un gardien. Je ne sais pas ce qui s’est passé ce jour-là, mais ton ami n’a pas tué le gardien des ténèbres et…, elle caressa de nouveau le grimoire. Tu as son livre des prédictions entre les mains.

     

    Deenao rapprocha l’ouvrage vers elle pour en scruter la reliure de plus près. Elle en était admirative.

     

    - Un travail exécuté avec beaucoup de soin et de précision, murmura-t-elle. Ce soldat, que lui est-il arrivé par la suite ?, reprit-elle à voix haute.

     

    Kaëdel se figea. « Où veut-elle en venir ? » A cet instant, la jeune compagne de son amie d’enfance se retira pour récupérer une bouteille de rhum de Terelth.

     

    - Tu peux parler en toute tranquillité. Elle ne dira rien, tu sais. 

    - Il…, il a changé par la suite. Se renfermant sur lui-même. Il a déserté une semaine après l’assaut contre la ville d’Elk. Je ne l’ai plus revu malgré plusieurs tentatives de recherches. Aucune trace de son existence. 

    - N’as-tu jamais songé à faire le rapprochement entre son changement de comportement et la mort de cet homme qui prédisait l’avenir ? Et si l’esprit du mage noir, du gardien des ténèbres, s’était transféré dans le corps de ton ami ? Les choses ont évolué pour tout le monde depuis ce jour-là, n’est-ce pas ?, questionna-t-elle avec un regard inquisiteur.

     

    Le guerrier acquiesça. La mort du seigneur Hakkam avait bouleversé bien plus qu’une vie. La perte de Louktar, son jeune fils devenu orphelin, le roi Kalianör assoiffé de pouvoir comme jamais il ne l’avait été et sa malédiction. « Et si tout était vrai ? Si tout était prévu depuis le départ ? » 

    Dans un silence tendu, il laissa sa confidente feuilleter le grimoire avec beaucoup de délicatesse. Elle n’avait pas changé sur ce point. Une vraie passionnée de savoir.

     

    - Elle est si rarement employée, je la reconnaitrai entre toutes, la langue Syrénéenne : la langue des Dieux. Bien que personne ne l’utilise vraiment depuis la Grande Guerre, conclu t-elle avec une passion dévorante pour sa découverte. Je ne te cache pas que je te serai d’aucune utilité pour en traduire le contenu. J’en suis désolée mon p’tit Kaë. 

    - Je ne peux t’en vouloir, répondit-il avec déception.

     

    L’ancien général reprit le grimoire que lui tendait Deenao et le rangea dans sa besace.

     

    - En revanche, j’ai peut-être quelques pistes qui mériteraient d’être exploitées, reprit-elle devant le désappointement du guerrier ? J’ai entendu dire qu’il existerait un groupe d’hommes vers les marais. Ceux-ci auraient la particularité d’être tous sous le joug de la malédiction des Sethiens et qui, en plus, la maitriseraient. 

    - Quoi !, s’exclama Kaëdel. Comment est-ce possible ? Je perds systématiquement conscience pendant toutes mes crises. 

    - Je n’en sais pas plus et, comme je te l’ai dit, ce ne sont que des rumeurs. Certes multiples, mais que des rumeurs. 

    - Je vois, continua-t-il plus calmement. Tu évoquais plusieurs pistes ? 

    - Oui. Il y a aussi une possibilité pour traduire les textes anciens. A Mor’Isis, je sais qu’un groupe sectaire possède une bibliothèque sacrée. Je suis prête à parier pour qu’on puisse y trouver des livres pour nous aider à interpréter le contenu du grimoire. 

    - Tout aussi incertaine que la première, répondit-il de manière défaitiste. 

    - Ou alors nous pouvons partir sur Elak, à la limite des marais. Il y a une statue d’une chouette, avec la même posture que sur le symbole de la couverture du livre. Peut-être y découvrirons-nous quelque chose de particulier. 

    - Tu ne changeras pas. Les chasses aux trésors n’ont jamais été ton fort, ironisa-t-il. 

    - Deenao…, pardonne-moi, coupa Aneski.

     

    Les deux amis se retournèrent vers la jeune femme qui venait de les interrompre. Son visage était défiguré par la peur. Ses mains tremblaient. Soudain, une lame sortit de sa poitrine pour disparaître dans le même instant. Une tache rouge apparut, souillant rapidement son habit. Aneski murmura un « je t’aime » avant de s’écrouler sur le sol, inerte. 

    Deenao se leva avec une telle violence que sa chaise bascula en arrière et se rua vers les deux miliciens qui venaient d’apparaître. La colère et la douleur lui firent perdre toute prudence. Elle était prête à se battre à mains nues contre les deux hommes. 

    L’ancien général, qui n’était pas resté attentiste, avait déjà libéré ses deux arbalètes de poings pour abattre les deux assassins. Son amie continua malgré tout à marteler leurs corps à coups de poing avant de se précipiter sur celui de sa compagne pour tenter de la sauver. 

    Malheureusement, il était trop tard. La lame avait perforé le cœur avec une telle précision qu’elle n’avait aucune chance de survie. 

    Le guerrier, sur ses aguets, sortit son épée et se rapprocha de la porte d’entrée. Celle-ci vola en éclat avant qu’il ne l’atteigne. Trois autres soldats entrèrent en scandant « A mort la trainée ! ». Kaëdel les accueillit dignement. Profitant de son expérience, il empoigna le premier pour le pousser contre l’arme de son comparse, trop proche de lui pour l’éviter. Le temps que celui-ci tente de retirer son épée, il se retrouva la gorge tranchée. Quant au troisième, la mort rapide de ses deux compagnons le fit hésiter. Une hésitation que l’ancien général mit à profit pour lancer l’une de ses dagues dans la poitrine de son adversaire. 

    « Ils ne sont pas seuls. » Pour confirmer ses dires, il jeta un regard à travers la fenêtre pour y découvrir une triste vérité. Une vingtaine d’hommes les attendaient.

     

    - Deenao ! Nous devons partir ! Viens !

     

    Sans attendre la réponse de sa protégée, il la prit par le bras pour la relever malgré sa résistance à vouloir rester auprès du corps de sa compagne. Ils empruntèrent la sortie arrière et se retrouvèrent face à une dizaine de miliciens, bientôt rejoints par une quinzaine d’autres.

     

    - Tiens donc ! La gueuse s’est trouvé un mâle avec qui forniquer on dirait !, clama l’un d’entre eux avec mesquinerie. 

    - Je vous conseille de surveiller votre langage, répliqua nerveusement Kaëdel. 

    - Oh pardon mon Seigneur de vous avoir offensé, mais l’ordre de notre roi est formel : Tuez-moi cette catin !

     

    L’ancien général prit une profonde inspiration en fermant les yeux. Il était trop tard pour contrer ce qui allait se passer. Par précaution, il lâcha le bras de la malheureuse, qui s’écroula en larmes, et fit quelques pas en avant. Son regard se durcit. Les veines de son visage et de son cou ressortaient. Un rictus machiavélique venait d’apparaître.

     

    - Il paraîtrait que ce soir on m’offre une diversion fort plaisante. Je vous en remercie par avance, ricana-t-il en se pourléchant les lèvres.

     

    La confrontation ne fut qu’une véritable boucherie. Des cris brisant le silence de la nuit qui s’installait paisiblement. Des corps qui s’entassaient dans des positions invraisemblables. Tout ce spectacle se déroula devant le regard médusé de Deenao.

    Après s’être occupé des arrogants, il prit la femme tétanisée comme un vulgaire baluchon et la bascula par-dessus son épaule. Il était temps pour lui de choisir une nouvelle destination.

     

    Sondage du chapitre VIII 

    <=== Chapitre VII

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