• Dernière modification : le 26 Janvier 2016

     

     "L'ombre s'installera paisiblement dans le cœur du pouvoir. Son souffle aiguisera les armes de ses alliés. Les heures sombres se glisseront dans les entrailles de la vie. Tout se mettra en place pour que le réveil des Gardiens sonne à nouveau.."

     

    Extrait du grimoire d'Hakkam, verset 5.13

     

    Date : 21 Milrs de l’Ilnweiz 120 (équivalent des temps modernes : 21 Mars de l’année 120)

    Lieu : El’Ruth dans le royaume Del Ruth 

     

    Les hommes paraissaient tous épuisés. Les visages marqués et les corps meurtris par leur dernière patrouille. Certains se tenaient un bras ensanglanté, d’autres maintenaient un linge à tel ou tel endroit pour stopper une hémorragie. Peu en revenaient indemne. 

    Le général Aworn ne se préoccupait nullement de son bras d’arme ankylosé, bien que la douleur ne le fasse souffrir à chaque mouvement effectué par son cheval. « Il s’en est fallu de peu que je le perde ce coup-ci », avait-il lancé au capitaine Humbert. Celui-ci lui avait sauvé la mise en abattant son adversaire dans le dos. Ce qui l’inquiétait le plus n’était pas sa blessure, mais ce qu’il avait vu. 

    Depuis quelque temps, ses patrouilles avaient été envoyées pour enrayer la révolte du peuple qui se mettait en place. Au début, elles avaient toujours été confrontées à de simples groupes de paysans armés de bâtons, de pelles, de fourches et de petits sabres. Or ces derniers temps, ces groupes s’intensifiaient. Pire, ils paraissaient de plus en plus organisés et dangereux. Les paysans avaient trouvé un renfort inestimable. Des brigands, des mercenaires et des guerriers corrompus avaient renfloué leur rang. 

    Ce détail inquiétait plus que tout le général. « Comment de simples paysans pouvaient-ils rémunérer tous ses renforts ? Ces violeurs de lois ne se battent que pour de l’argent, et jamais sans être payés par avance. Il y a quelqu’un derrière toute cette rébellion ! », avait-il rendu compte au roi Kalianor. Or celui-ci ne l’avait pas cru sous les recommandations de son conseiller. 

    Pourtant, il n’y avait plus de doute. Cette fois-ci, les rebelles avaient été, non seulement, plus organisés, plus nombreux et plus dangereux, ils avaient été aussi plus stratèges et moins sauvages. Ils ne se battaient plus en petits groupes, mais unis, comme un seul homme, ou sous l’ordre autoritaire d’une personne. Le résultat avait été conséquent. Sept de ses vingt hommes qui composaient la patrouille du général avaient péri. 

    Aworn restait persuadé qu’il n’y avait qu’une et une seule personne derrière toute cette mise en scène. Celle-ci n’avait pas pour but de faire tomber le roi. « Mais plutôt à lui faire croire. » Le véritable objectif de cette rébellion était sa propre chute. « Il n’y en a qu’un qui souhaite me faire tomber. Je le dérange et il le sait. », en avait-il conclu lors de ses réflexions. 

    Malheureusement, il était le seul à percevoir les preuves de son accusation. Si la rébellion avait vraiment voulu faire tomber le roi, elle aurait tenté quelques actions contre la royauté au sein même de la ville ou lors de l’un de leurs déplacements. Cela n’avait jamais été le cas. Les seules manifestations des rebelles se situaient au-delà des murs de la ville. Une par ici, une autre par là. Jamais en même temps et toujours isolées les unes des autres. 

    Ce qui lui avait ouvert les yeux définitivement sur ses doutes avait été l’ordre du roi, suggéré par son inévitable conseiller. Selon lui, seul le général des armées du roi pouvait mener les patrouilles et éteindre cette rébellion. Une mission que l’on confiait généralement aux capitaines. Ces derniers, au vu de leur nombre, pouvaient se permettre des rotations afin de se reposer. Aworn, étant le seul général, voyait ses temps de repos très limités, voire inexistants. Ce qui avait amenuisé ses forces. « Soit qu’ils attendent ma mort lors de l’une des confrontations avec ces rebelles. Soit qu’ils attendent un faux pas de ma part pour m’écarter de mon poste. » La perte de ses sept hommes allait être bien plus qu’un faux pas. 

    La patrouille arriva à la porte Est de la ville. Bien que constituée en bois massif, elle ne faisait pas plus d’un mètre de large et de deux de haut. C'était la plus étroite des trois portes pour accéder à la ville limitant considérablement les accès. L’ancien général y avait vu là une belle opportunité pour l’octroyer à l’emploi des patrouilleurs. Depuis, elle était nommée « la porte de la Garde ». 

    Les deux gardes en poste, placés dans les alcôves qui encadraient la porte, leur dégagèrent le passage et saluèrent leur compagnon. Le visage épuisé de leur général les mit mal à l’aise. Jamais il ne leur avait montré une expression si inquiétante. Ils n’osèrent leur demander ce qui avait pu se passer pendant leur patrouille. 

    Soudain, les cris d’une femme les interrompirent. Elle se trouvait devant eux, à genou, agrippant ses cheveux sombres et crasseux de ses mains, guère plus propres. Les larmes lui dégoulinaient sur le visage, glissant sur les rides de ses joues creuses. Les lèvres tremblotaient sous ses pleurs. 

    Aworn avait pris l’habitude de la croiser avant et après chaque patrouille. Elle leur avait dit qu’elle priait les Gardiens pour qu’ils puissent veiller sur eux. Cela ne pouvait pas leur faire offense et avait plutôt un aspect positif sur ses hommes.

     

    - Noble Général, la fin est proche, n’est-ce pas ?, lui demanda-t-elle entre deux sanglots. 

    - Je suis navré Marthe. Les temps deviennent douloureux pour certains d’entre nous, je vous l’accorde.

     

    Le général sentit une profonde tristesse dans sa voix. La souffrance et les larmes de Marthe ne le laissaient pas indifférent, loin de là. Jamais il n’avait eu à remettre en cause la gentillesse et la dévotion de la vielle femme envers lui. Elle avait été à plusieurs reprises ses yeux et ses oreilles au sein de la ville. Elle l’avait toujours informé des éventuelles conspirations contre le roi. Rien ne lui échappait… à l’exception de la rébellion. Ceci lui confirmait dans un sens la véracité de ses accusations au sujet des rebelles. Le meneur se trouvait dans l’entourage proche du roi. Tout du moins assez pour que Marthe ne puisse en avoir eu connaissance.

     

    - Je prierai pour vous noble Général. Et le moment venu, n’oubliez pas. Vous pourrez compter une nouvelle fois sur moi, lui lança-t-elle. 

    - Merci à vous, je tâcherai de m’en souvenir, répondit-il.

     

    La traversée de la ville fut lente et silencieuse. Quelques habitants leur lancèrent des regards inquiets, mais sans s’y attarder. Puis une enfant tirant sur les jupons de sa mère les pointa du doigt en criant « Des fantômes maman ! ». Et enfin, un ivrogne les provoqua en duel avec sa bouteille. 

    Aworn ne leur prêta aucune intention. Perdu dans ses pensées, il ruminait sur les propos de Marthe. « Que voulait-elle dire par le moment venu ? Je ne comprends pas ? Que sait-elle de plus que moi cette fois ? », convaincu qu’elle n’avait pas osé lui en dire plus en raison de la présence de ses hommes, le général se promit de lui rendre visite, une fois son rapport fait au roi. 

    La patrouille atteignit les écuries de la garde, plus épuisée que jamais. Des jeunes pages et écuyers accoururent joyeusement dans leur direction. Excités de s’occuper des montures de leurs maîtres et de se rendre utiles. Pourtant le visage et les blessures de leurs maitres et l’absence de sept d’entre eux mirent fin à leur enthousiasme. Les enfants orphelins cherchèrent désespérément, en vain. Ils se regroupèrent silencieusement et attendirent les ordres du général, les larmes aux yeux. 

    Aworn descendit de son destrier avec l’aide de son écuyer. Les douleurs le torturaient et l’affaiblissaient plus qu’il ne l’aurait cru. L’appui du jeune homme n’était pas de trop, loin s’en faut. Une fois pied-à-terre, il se dégagea malgré tout, prestement des bras qui le soutenaient. L’adolescent ne s’offusqua nullement de ce geste brusque et prit les rênes du cheval de son maitre.

     

    - Marius, emmène avec toi ces jeunes garçons. Dis-leur que je me chargerai personnellement de leur trouver un nouveau maitre. 

    - Bien Général Aworn.

     

    Le général était persuadé que son jeune écuyer ne tarderait pas à rejoindre les rangs officiels de son armée. Depuis qu’il l’avait pris sous sa tutelle, le jeune homme avait démontré de nombreux talents. Archer hors pair, combattant à l’arme blanche unique en son genre, cavalier exemplaire, un enfant prometteur. Jamais il n’avait posé de question. Pourtant, dans les débuts, Aworn l’avait jugé comme un enfant capricieux, désintéressé et désinvolte. 

    Or, ce jugement au fil du temps lui avait paru de plus en plus injustifié et erroné. Marius n’avait pas besoin de discours ou d’explications hasardeuses. Il observait ce qu’il voulait apprendre et y parvenait sans aucune difficulté. « Il me rappelle Kaëdel », avait-il pensé un soir où la mélancolie lui avait tenu compagnie. 

    Il retira son heaume et le tendit au jeune homme. L’air frais lui balaya le visage. Il passa la main dans ses cheveux courts ébouriffés pour les remettre en place. L’heure était venue de faire son rapport auprès du roi. Sans perdre de temps, il se dirigea vers la porte principale où l’attendait une silhouette massive et reconnaissable de loin. 

    Il l’avait toujours comparée à un géant du Nord. Sa taille était disproportionnée comparée au reste des gardes. Chacun étant obligé de lever nettement la tête pour le regarder droit dans les yeux. Laznar était différent des autres gardes et habitants de la ville. Son nez écrasé, ses lèvres boursouflées de naissance, ses cheveux aussi noirs que les nuits sans lune. Sa peau sombre était recouverte de dessins représentant, selon ses dires, les esprits de la nature. 

    Certains prétendaient qu’il tenait ses origines du peuple Langorien. Un peuple pauvre et démuni qui survivait tant bien que mal dans le désert d’El Ructhul. Nul n’avait pu confirmer ses ragots, ni même Laznar qui n’avait aucun souvenir de son passé. Il avait été recueilli et élevé par une paysanne qui vivait le long de l’Espayak. Elle l’avait trouvé emmailloté dans des linges pourrissants, livré à la nature. 

    Le jour de son intégration au sein de la garde, il avait impressionné tous les nouveaux prétendants et certains anciens. Vêtu d’une simple braie et équipé d’une lourde arme d’Hast, il avait mis tous ses rivaux en déroute. Pourtant il était parti avec un handicap de taille, son arme. Elle était lourde et rendait les mouvements de son possesseur lents. Or, Laznar ne la manipulait que d’une seule main. Une aisance remarquable qui mariait la légèreté à la puissance. 

    Aworn esquissa un sourire en repensant à leur premier entraînement ensemble. Son ami Kaëdel était alors encore le général en chef et tous deux faisaient partie de ses capitaines. Laznar lui avait mis une correction, digne de ce nom et qu’il n’était pas prêt d’oublier. Battu à seize reprises sans avoir pu le faire flancher une seule fois. Quand il avait été nommé à son tour général, il n’avait pas hésité pour le prendre comme son second.

     

    - Général Aworn, je crains le pire, lui lança-t-il de sa voix rauque. 

    - Sans nul doute. Mais que faire de plus ?

     

    Laznar se rapprocha de son général. Il jeta un œil aux alentours pour s’assurer qu’aucune oreille mal intentionnée n’était présente.

     

    - Devrions-nous préparer nos hommes les plus fidèles ?

     

    La demande de son second l’inquiéta plus encore qu’il ne l’était déjà. Lui aussi sentait que les choses prenaient une mauvaise tournure. Marthe, auparavant, lui avait déjà fait sous-entendre qu’elle serait prête le moment venu. « Je devrai les mettre au courant tous les deux de mes intentions. J’espère juste qu’il ne soit pas trop tard pour cela. » Aworn posa sa main sur l’épaule de Laznar. Elle paraissait si petite à côté qu’il en sourit une fois de plus. « Décidément, je ne me ferai jamais à sa taille démesurée. »

     

    - Je te fais confiance sur ce qui doit être fait ou pas. 

    - Bien. Il en sera fait ainsi dans ce cas. Quant à vous, tâchez de nous revenir au plus vite général, répondit son second en se retirant.

     

    « On dirait des adieux, cela ne m’inspire rien de bon. » Il prit une profonde inspiration et pénétra dans l’enceinte du château. Il mit peu de temps pour traverser les deux corridors et les deux pièces qui le menaient à la salle du trône. A aucun moment il ne jeta un regard en arrière. « Je ne dois pas me retourner. Il est trop tard. Mon destin est devant moi. Kaëdel a toujours eu confiance en moi. Il serait temps que j’en fasse autant », murmura-t-il pour se rassurer. 

    Arrivé devant l’immense porte, il sentit ses forces l’abandonner. Les deux éléphants qui ornaient l’armature du passage se mirent à tournoyer devant ses yeux. Une sueur froide lui traversa le dos. « Je suis à bout », constata-t-il. Derrière cette porte, l’attendait sûrement la colère du roi. Son conseiller allait jubiler devant cet échec. Au vu de son opportunisme, il allait profiter de cette occasion pour lui substituer ouvertement son titre de général. « La révolte est proche. Marthe, Laznar, vous aviez raison. »

     

    - Seriez-vous affaibli Général Aworn ?, ironisa un jeune homme.

     

    La moquerie du nouvel arrivant froissa Aworn. Il se redressa dignement et fit face au jeune homme. Son allure lui avait toujours donné l’impression que le serviteur s’était trompé de sexe à la naissance. Vêtu d’une simple toge blanche, le visage légèrement maquillé, les cheveux parfaitement brossés et tressés sur toute leur longueur, et ce parfum de rose. Tous ces attraits étaient très efféminés.

     

    - Dois-je vous annoncer auprès du roi ? Ou dois-je tout simplement lui transmettre l’ampleur de votre exploit avec la perte de vos hommes ? Ceci dans le but que vous puissiez récupérer un peu de force, il va de soit.

     

    L’arrogance du jeune homme irrita une fois de plus Aworn. Autrefois, ce genre d’actes irrespectueux envers un gradé ou une personne de noble naissance était sanctionné par quelques nuits aux cachots ou pire selon la gravité de l’acte. Or, depuis l’arrivée de ce nouveau conseiller et de ses sbires, plus rien n’était possible. Ils prenaient le pouvoir dans l’ombre. Dans les couloirs, les cuisines, pendant les conseils de guerre ou de politique du royaume. Telle une vermine, ils s’infiltraient partout. Le général en titre ne paraissait être plus qu’un pion avec lequel le conseiller jouait. Une véritable organisation se mettait en place autour du roi. 

    Il aurait aimé mener son enquête afin d’apporter les preuves qui lui manquaient pour donner fois à ses accusations. Il en avait fait la requête auprès de Marthe. Les résultats au-dehors des murs du château avaient été inexistants. Le mal était là, dans l’enceinte même devenue sa tanière. Pire encore, depuis quelque temps, on l’avait chargé de s’occuper d’enrayer la rébellion. L’éloignant jour après jour de la ville. 

    « Forcément ! J’aurai dû m’en douter ! », grogna-t-il après lui au fond de lui. Tous ses doutes étaient bien fondés. Il gênait. En l’envoyant contre les rebelles, soit il mourait, soit il n’était pas présent dans l'enceinte du château pour empêcher la mise en place de cette machination. Un ordre donné par le roi, certes, mais suggéré par son conseiller. Tout ramenait à lui. Il ne lui restait plus qu’à le prouver définitivement. « Encore faut-il que j’en aie le temps. » 

    Le visage d’Aworn ne montra aucun signe d’inquiétude ou d’agacement. Il devait rester maitre de ses émotions devant le sbire du conseiller. Parfois, une expression pouvait vous trahir et mettre fin à tous vos plans. Certains lisaient au travers des gestes et expressions de leurs interlocuteurs. Nul doute que ce jeune arrogant en faisait partie. Il ne pouvait se permettre de se trahir maintenant. Pas si près.

     

    - Fais-moi annoncer jeune arrogant. Et inutile de lui préciser l’issue des batailles que tu ne fais pas !, lui lança-t-il sèchement avec un geste de nonchalance de la main.

     

    Le jeune homme se raidit à l’écoute de cette pique. Sa fierté venait d’être prise à partir. Le général le vit et en profita pour le remettre à sa place et le faire sortir de ses gonds, quitte à le faire lever son arme et l’abattre. « Je n’aurai peut-être plus l’occasion de le faire. »

     

    - D’ailleurs, quelque chose me chiffonne. Tu pourrais m’éclairer. Pourquoi ne te bats-tu pas ? Serait-ce dû à une incompétence cachée pour te battre sur un champ de bataille ? Ou serait-ce dû à une frousse qui te ronge devant une arme ? Ou… la peur de salir tes jolis cheveux tressés et abîmer ta peau fragile ? La peur d’empester le sang et la mort au lieu de la rose ?

     

    La réaction du sbire ne se fit pas attendre comme il l’avait espéré. Il glissa sa main dans sa toge pour en ressortir une dague. A peine eut-il le temps de la brandir qu’Aworn l’avait déjà désarmé et plaqué contre le mur, sa lame sous la gorge. La réputation au maniement des armes du général n’était plus à faire, même épuisé il était vif et dangereux. Le jeune homme se ravisa sur ses intentions.

     

    - Profitez de votre statut Général Aworn. Mais tout a une fin sachez-le. Et pour votre gouverne, je vais vous décevoir en vous disant que moi aussi je mène un combat. Oh je vous rassure, il ne se déroule pas sur le même champ de bataille que le vôtre, ni pratiqué avec les mêmes armes. Pendant que vous vous rouez de coups et gouter au sang de vos ennemis, moi je fornique et me fais lécher l’entre jambes par vos meilleurs alliés. Résultat, vous êtes exténué et tout prêt de la porte de sortie. En ce qui me concerne, je ne dirai qu’une chose. Méfiez-vous des scorpions qui se promènent dans votre tanière.

     

    Sur ses mots, le jeune homme se dégagea de l’emprise du général. Il esquissa un sourire mesquin et pénétra dans la salle du trône sans attendre la réaction d’Aworn.

     

    ***

     

    Le roi Kalianor tripotait sans cesse sa longue barbe grisonnante. Ses inquiétudes grandissaient, son autorité sur son royaume mis en péril, ses ambitions de conquêtes revues à la baisse. Tout cela coïncidait avec le départ du grand général LordKurd. « Il m’a jeté une malédiction ! J’aurai dû le tuer quand j’en ai eu l’occasion », avait-il pesté toute la matinée. Personne n’avait réussi à égaler son ancien général dans son nombre de victoires, de conquêtes et dans son esprit de stratège. 

    La nomination d’Aworn aurait dû faire perdurer l’efficacité de son armée. Ils avaient toujours travaillé ensemble et étaient respectés autant l’un que l’autre. Il n’y aurait pas dû avoir une telle différence. C’était sans compter sur le soulèvement du peuple rebelle, désireux de mettre un terme au règne du roi Kalianor, du moins le pensait-il.

     

    - Votre Majesté ! Le Général Aworn est de retour de sa patrouille avec de bien sombres nouvelles. Souhaitez-vous le recevoir ?

     

    Le roi redressa péniblement la tête, contrarié d’avoir été interrompu dans ses pensées. Quand il entendit le nom du général Aworn, il esquissa un geste de la main pour refuser cet entretien. Il savait pertinemment que son homme de main allait une fois de plus le décevoir.

     

    - A quoi bon perdre mon temps. J’en ai déjà assez perdu comme cela. Surtout si c’est pour m’apporter de mauvaises nouvelles, pesta le roi dans sa barbe.

     

    Le jeune serviteur, enchanté par la réaction du roi, s’inclina devant ce dernier avec un sourire espiègle et un regard machiavélique. Il fit demi-tour sans demander son reste. Il éprouvait un malin plaisir dans la déroute du général et savourait déjà sa victoire en lui annonçant le refus du roi. Une humiliation qu’il était prêt à lui offrir.

     

    - NON ! Fais-le entrer !, scanda une voix.

     

    Le serviteur sursauta au son de cette voix grave et mélancolique. Le conseiller du roi venait de faire son apparition derrière le trône. Son apparence d’une élégance royale et l’aura qui émanait de lui, donnait à cet homme une autorité indiscutable sur ses sbires. 

    Le roi Kalianor venait d’être contredit. Pourtant, malgré son statut légitime, il ne broncha pas et ferma les yeux. L’âme sombre qui trônait au-dessus de lui était trop pesante. D’ailleurs, il ne parvenait plus à se souvenir depuis quand il était devenu son pantin. Toutes les décisions prises par son conseiller ne pouvaient être discutées, pas même par lui, le roi. 

    Il avait tenté au début de faire respecter son autorité. Or à chaque opposition faite contre le conseiller, il avait ressenti des douleurs à travers tout le corps. Des douleurs qui ne s’apaisaient qu’à son ploiement devant le conseiller. 

    Quand le roi Kalianor rouvrit les yeux, il vit le général Aworn agenouillé devant lui, le visage épuisé par sa dernière bataille. Ses doutes étaient ainsi confirmés. Il entendit au loin la voix du général lui décrire les évènements ainsi que la puissance surhumaine de ce peuple rebelle. Le roi savait ses jours en danger s’il ne trouvait pas une solution rapide pour faire plier ce peuple à sa volonté. 

    Le conseiller lui posa une main sur l’épaule et lui transmit une vague d’énergie. Une sensation de chaleur lui traversa le corps. Ses idées se mélangèrent puis tout devint flou. Sans s’en rendre compte, il refoula sa peine, ses doutes et ses angoisses. Il se laissa submerger par la colère. Ses yeux devinrent sombres et son visage pâlit. 

    Il se releva sans peine malgré son vieil âge et se rapprocha d’Aworn. Celui-ci baissa son regard devant son roi. D’une main ferme, il prit le menton de son général agenouillé pour lui redresser le visage. De son autre main, il le gifla violemment. Sous le choc, le chef de ses armées s’écroula sur le sol.

     

    - Tu me déçois jour après jour ! Ta propre nomination devient une déception. Tu n’es même pas en mesure de mener les hommes que je te confie vers la victoire ! Je me demande si tu l’as été une fois dans ta vie. Tu n’as été que le chien de ce général maudit. Tu es méprisable et incompétent ! Tes échecs déshonorent mon titre et salissent ma personne !

     

    Le général se remit péniblement à genoux, tandis que le roi reprit sa place sur le trône. Son visage avait repris ses couleurs et ses yeux leur clarté de vieil homme. 

    Le conseiller attendit qu’il soit de nouveau posé sur son trône. Il lui reposa la main sur l’épaule. Le roi Kalianor frissonna une fois de plus à ce contact. Cela aurait dû être devenu une habitude, mais il n’y parvenait pas. Il sentit le visage de l’homme s’approcher du sien. La peur monta en lui.

     

    - Il est grand temps de dissoudre les vœux du Général Aworn, Votre Majesté. Il me semble de plus en plus faible et bouleversé. Il ne peut guère mener vos troupes vers la gloire dans cet état. Confiez-les-moi. Je saurai agrandir vos rangs si vous me faites confiance. Je saurai rallier ce peuple rebelle à notre cause si vous me laissez les rencontrer. Laissez-moi être votre glaive et votre honneur. Laissez-moi devenir l’arme de votre souveraineté absolue.

     

    La voix du conseiller résonna dans sa tête. « Non, pas cette fois-ci, je dois résister je… » Une fois de plus, sa lutte fut un échec. Il abdiqua à la proposition de cet homme. Il se redressa, avec plus de difficulté que la dernière fois. Ses gestes trahissaient enfin la fatigue liée à son âge. Il fixa le général Awörn.

     

    - Il serait plus sage de vous retirer Général. Pour le bien de tous. Pour ma sécurité et celle du royaume. J’accepte votre vœu de départ et vous retire à toutes les obligations qui sont liées à vos vœux. Vous êtes de nouveau un homme libre. Veuillez remettre votre épée, symbole de votre titre. Mon conseiller sera dorénavant le nouveau Général de mes armées.

     

    ***

     

    Aworn s’était préparé à ce moment. « Marthe, Laznar, Marcus. Vous êtes mes seuls espoirs, je compte sur vous. », pria-t-il. Il se redressa avec dignité. Il sortit sa lame et lança un regard de pitié au roi. Il lui fit comprendre qu’il ne remettrait pas son épée. Bien au contraire, il la pointa vers son conseiller et le défia sans outre mesure.

     

    - Cette lame représente l’honneur, la loyauté et la justice. Je ne la remettrai jamais à cet homme corrompu, scrupuleux et manipulateur, Votre Majesté ! Ne voyez-vous donc pas le mal qui circule dans ses veines ! Il ne veut que notre perte ! S’il la veut qu’il vienne me l’arracher des mains, répondit-il avec colère.

     

    Devant cet affront, le conseiller ne perdit pas une seconde et appela les gardes avoisinant la salle du trône. Ces derniers entourèrent rapidement leur ancien général. Tous savaient qu’il était affaibli par ses derniers combats et qu’il ne pourrait pas lutter contre son arrestation inattendue pour eux. 

    Aworn scruta chacun de ses hommes. « Clive, Ron, Ryder, Alrik. Que des hommes de confiance. Ils ne feront rien contre ma personne. Le destin me sourit. » Les gardes n’osaient pas s’approcher de lui. Il avait été plus qu’un bon général pour eux. Il avait su les épauler, les écouter et leur donner confiance à chaque instant de leur vie. Un seul ordre de sa part et ils n’hésiteraient pas à renverser le roi et son conseiller. 

    Tout le monde se fixait sans bouger. « Ils attendent mon ordre. » 

    Devant ce spectacle morose, le conseiller ordonna la capture du général sur-le-champ. Comme il s’y attendait, personne ne leva le moindre petit doigt. Les hommes du général lui étaient trop fidèles. Une erreur de leur part…

     

    - Soldats ! Que vos épées soient miennes et redonnons au peuple la paix qu’il mérite !, hurla Aworn en levant son arme.

     

    ***

     

    Voulant fuir la réalité des événements, le roi Kalianor se blottit sur son trône et ferma les yeux. Il pensait ainsi pouvoir mettre fin à ce cauchemar. « Ce n’est qu’un mauvais rêve. Mes hommes ne se révoltent pas contre moi. Ils n’oseraient pas. »  

    Soudain, il entendit le conseiller psalmodier quelques mots dans une langue qui lui était inconnue. Le cri du général et de ses hommes qui suivit lui fut insupportable. La peur le faisait trembler. Un massacre se produisait devant lui sans qu’il puisse faire quoi que ce soit. 

    Une fois le silence revenu, il hésita longuement avant d’ouvrir les yeux. Sa crainte d’observer une scène d’effroi causée par une quelconque magie noire le paralysait. 

    Pourtant, quand il trouva le courage de les ouvrir, il constata que la salle était vide. Le sol aussi propre qu’avant. Aucune trace d’une quelconque lutte. Seul son conseiller était encore à ses côtés. « Etait-ce un cauchemar ? Une hallucination ? Que m’arrive-t-il ? Je perds la tête.»

     

    - Votre Majesté, ne soyez plus inquiet. J’ai expédié ces miséreux gardes en enfer, près d’Oerbe. Ils se mutinaient contre vous, je n’avais pas d’autre choix. Ne vous en faites pas, j’ai pris soin d’épargner ce général arrogant. Je sais que vous aimez donner des exemples au peuple pour ceux qui voudraient en faire de même. A cet effet, vous ordonnerez son exécution sur la place publique d’ici quelques jours. Histoire qu’il rumine ses erreurs dont il peut se repentir.

     

    « Ainsi ce n’était pas un cauchemar… » Le roi Kalianor voulut tenter une opposition ferme face à cette décision radicale. Ce dernier le devança et le stoppa net dans son élan.

     

    - Quant à vous, il serait plus judiciable que vous compreniez certaines choses. Nous devons coopérer ensemble. Vous et moi. Je ne suis pas ce que vous pensez que je suis. Malreck est un nom d’emprunt. Mon véritable nom est Kherezas. Je suis le plus grand maître des mages noirs que votre monde est connu ! Vous l’avez toujours su, mais vous vous êtes voilé la face par peur. Et vous ? Qui êtes-vous réellement ? Vous n’êtes qu’un vieillard démuni de ses meilleurs hommes, impuissant pour faire face au monde qui nous entoure. Vous n’êtes plus rien. Hormis mon point d’attache dans ce monde pour accomplir mon destin. J’ai encore besoin de vous alors prenez cela comme un honneur.

     

    Kalianor sentit une larme glisser le long de sa joue. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas pleuré. La vérité, il l’avait toujours su, Kherezas avait raison. Son ambition avait été trop grande et il avait cru pouvoir utiliser le mage pour ses fins. Il avait perdu. Son sort n’était plus entre ses mains comme il l’avait toujours imaginé et conçu. Kherezas se mit à rire devant l’effondrement du roi.

     

    - Vous faites pitié à voir vieillard, lança-t-il au roi dans un rire machiavélique avant de se volatiliser sous une épaisse fumée noire.

     

    Le roi se raidit. Le rire glacial du mage lui tortura l’esprit même après son départ. Il crut voir sa vie défiler et s’éclipser en un claquement de doigts. Son monde s’écroulait et lui restait là. Impuissant. Vieux et sans force. Seul et condamné sur son trône doré.

     

    <=== Chapitre I                                                      Chapitre III===>

    Sommaire


    10 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique