• Chapitre V

    Dernière modification : le 26 Janvier 2016

     

    " La jeune femme qui est étrangère à mes visions, insufflera la malédiction des gardiens dans le cœur de leur héritier. Telle une gangrène, elle grandira et le détruira pour m'apporter ma vengeance. Le pion de mes ennemis sera mien."

     

    Extrait du grimoire d'Hakkam, verset 6.28

     

    Date : 23 Milrs de l’Ilnweiz 120 (équivalent des temps modernes : 23 Mars de l’année 120) 

    Lieu : Elk dans les terres verdoyantes

     

    S’il voulait profiter de l’effet de surprise, il se devait d’être vif. Cela serait son seul avantage. Pour le choix de sa cible, il n’avait pas hésité longtemps. Il lui avait été impensable de s’en prendre à la jeune femme. Malgré les derniers événements qui le bouleversaient encore, il se savait sous le charme de cette fille. Dans la confusion, il se serait vite retrouvé démuni devant son regard. 

    Quant à son frère, au vu de sa propre condition physique, ses chances étaient bien plus qu’amoindries. Cela serait de la pure folie. Il ne lui restait plus que le vieil homme. S’élancer vers lui, le prendre en otage, le monnayer contre un cheval et partir loin de ce lieu maudit. 

    Il se redressa pour évaluer rapidement la situation. La distance qui le séparait du vieil homme et celle qui le tenait hors d’atteinte du jeune gitan. « A peine plus courte que la première. Je vais devoir faire vite. » 

    Après un dernier regard sur Catalan, Actam s’élança aussi vite que son corps lui autorisait. Il effaça en peu de temps la trajectoire qui le menait vers sa cible. Il pensait naïvement avoir fait le plus dur. Il esquissa un sourire en s’imaginant déjà libre de cet endroit sinistre. Un sourire qui s’estompa rapidement sous un choc sourd et violent qui le percuta sur le flanc. Sans avoir eu le temps de réagir, il se retrouva face contre terre.

     

    - Moi vivant, tu ne toucheras jamais à mon père, sale vermine !

     

    Actam, le souffle coupé, peina à se redresser sur ses genoux. Il tenta de remettre de l’ordre dans ses idées. Il lui fallait analyser la situation au plus vite pour trouver une nouvelle échappatoire. Or, un second coup douloureux dans les côtes le refit mordre la poussière après avoir tourné sur lui-même. Cela en était trop pour lui. Son corps était trop meurtri pour en supporter davantage. 

    Cette fois-ci, il ne perdit pas de temps. Il localisa son épée qui avait chu lors de sa première chute. Il se précipita vers elle et s’en saisit. Il dirigea la pointe de sa lame vers le jeune gitan. Ce dernier semblait surpris par la vivacité de son adversaire malgré les deux coups qu’il lui avait infligés.

     

    - Tu ne me laisses pas le choix, jeune gitan. L’un de nous devra mourir. 

    - Au vu de ton état, je suis persuadé que les gardiens élémentaires m’ont choisi comme futur vainqueur de ce combat. Abandonne si tu le veux.

     

    La réplique fit sourire Actam. Si son ancien maître avait pu entendre cela, il aurait ri à gorge déployée. Comment un homme pouvait-il avoir la prétention de se voir victorieux avant même de commencer le combat. Seul Hakkam avait ce don. Pas ce jeune et arrogant gitan.

     

    - Peut-être vais-je mourir effectivement. Mais il est hors de question que j’abandonne. Si je meurs, cela sera avec honneur et fierté. Je te livrerai donc un combat digne de ce nom si tu en as le potentiel. 

    - Soit ! Qu’il en soit ainsi !

     

    Ses yeux fixèrent Catalan. Les deux protagonistes étaient prêts à en découdre. Le combat s’engagea. Son premier assaut n’effleura guère le jeune homme. Celui-ci, surpris, ne prit même pas la peine de l’esquiver. Les deux autres assauts qui suivirent furent tout aussi inefficaces. La fatigue et les douleurs pesèrent de plus en plus sur sa vivacité et sa dextérité. Cela rendait ses gestes imprécis et maladroits. 

    Il se revoyait comme à ses débuts. Incapable de mener un seul assaut digne de son rang. Le sourire d’Hakkam qui s’amusait à le malmener, le rendant fou de rage.

     

    - L’esprit clair, tel doit être l’esprit du vainqueur. Si tu laisses tes sentiments te submerger, tu seras aveuglé et tu ne verras plus ton adversaire. N’oublie jamais cela. Lui avait sermonné son ancien maître lors de sa première leçon.

     

    Actam vit son adversaire s’amuser de la situation. Une arrogance qui lui déplaisait au plus haut point. Il tenta de le surprendre une nouvelle fois. A son approche, il reçut un coup derrière le genou, ce qui lui fit perdre l’équilibre. Humilié d’avoir mordu la poussière pour la troisième fois sans avoir pu porter le moindre coup, il se releva de nouveau. 

    Il ferma les yeux pour se recentrer sur son combat. « Ma fatigue et mes blessures m’ont fait perdre ma dextérité, ma précision, ma vitesse et mon anticipation. Mais en moi, je sais qu’il me reste encore assez de force pour… »

     

    - …TE TUER !

     

    Il jeta toutes ses forces dans l’espoir de briser la défense de son adversaire. Une fois de plus, Catalan n’eût qu’à faire un pas chassé pour l’éviter. Il lui donna un coup sur le dos avec le plat de sa lame. Actam se retrouva une énième fois nez à nez avec le sol.

     

    - Aaaargh ! Bats-toi comme un homme au lieu de jouer !, pesta-t-il en se redressant avec des difficultés qui prouvaient ses faiblesses au jeune gitan.

     

    Après son impuissance face au rédempteur, cette nouvelle déconvenue, plus déshonorante que la précédente, le faisait bouillir en son for intérieur. Il se sentait exténué, à bout de force. La défaite l’attendait. 

    Pourtant, au fond de lui, il ne voulait pas s’avouer vaincu. Pas cette fois-ci. Comme une réponse à sa prière silencieuse, il sentit un regain d’énergie se diffuser dans son corps. Une sensation douce et chaude qui atténua ses douleurs les une après les autres. Ses forces revenaient petit à petit. La rage du désespoir le revigora.

     

    - Ecoutes mon petit. Ne nous reconnais-tu pas ? Arrête de te battre ! Nous ne te voulons aucun mal.

     

    Le jeune disciple se retourna vers le vieil homme. Le souffle court, il examina ce dernier. « De quel droit ose-t-il me tutoyer ? », se questionna-t-il. Actam fut effrayé par sa propre voix. Plus terne et froide qu’à son habitude. Il ne se reconnaissait pas. La force, qui était en train de l’envahir, n’était pas la sienne. Devenait-il fou ? Il se sentait perdu. Sa raison le fuyait et il ne pouvait rien y faire. 

    Les paroles du vieil homme n’avaient aucun sens à ses yeux. Eux qui n’avaient eu que des relations commerciales. Il n’avait guère le souvenir d’une sympathie entre eux. « Bien au contraire, ils veulent ma mort ! »

     

    - Vous ne m’aurez pas…pas sans que je me batte, Démon ! Ce fut la seule réponse d’Actam à la requête du vieux gitan.

     

    Inconscient de ce qu’il faisait, il brandit de nouveau sa lame vers le jeune gitan. Il était temps de lui donner une bonne leçon et de mettre fin à toute cette mascarade.

     

    - A nous deux, Serpent !, maugréa-t-il.

     

    Ses coups devinrent plus percutants, plus précis, plus violents. Actam était dans un état de transe. Sa force précédemment estompée lui était revenue décuplée. Son adversaire ne pouvait plus porter le moindre coup. Il parvenait tout juste à parer les siens. Ses esquives n’étaient plus permises, la plus petite de ses erreurs lui serait fatale. Un sourire se dessina sur le visage d’Actam. La terreur venait de gagner le cœur de son adversaire. 

    Profitant de cet instant de jouissance, il se déchaina au fil des coups. Libérant toute sa colère. Il frappait son adversaire avec plus de rage. Celui-ci ne faisait que reculer. Le disciple ne se battait plus pour se défendre, mais pour tuer. Quelque chose, en lui, avait changé. Le combat qu’il avait mal entamé tournait en sa faveur. La douleur de son corps, qui n’était plus qu’un lointain souvenir, lui avait autorisé une trêve. 

    « Je termine avec ce vermisseau. Il ne restera plus que le grand-père et sa catin de fille. Un vrai jeu d’enfant tout compte fait. Comment ai-je pu douter », ironisa-t-il. 

    Les assauts ininterrompus d’Actam eurent rapidement raison du bouclier du gitan qui vola en éclat ainsi que de sa lame qui se brisa en deux. Il était démuni, apeuré et impuissant. Le prochain coup sonnerait la fin du duel. Actam se devait de savourer sa victoire. Un rictus hideux lui déforma le visage. C’était la fin… 

    Le jeune homme stoppa son geste. Une lumière vive était apparue dans les yeux du jeune gitan. Curieux d’en comprendre l’origine, il se retourna… bien trop tard. 

    Un éclair bleuté avait jailli de la main du vieil homme et l’avait frappé en pleine poitrine. Il s’attendait à un choc brutal et douloureux. Sa surprise n’en était que plus grande quand il sentit une douceur plus grande que tout à l’heure, lui traverser le corps. Des sensations qui apaisèrent sa colère. Il se sentait si bien. « Que m’a-t-il fait ? » 

    Soudain, sa vue se troubla jusqu’à ne lui laisser qu’un voile de lumière. Il entendait des voix sans pour autant les reconnaître. Il était incapable de comprendre le sens de leurs paroles. Tout était si irréel. Une fois de plus. 

    Pourtant, à la différence des autres fois. Il se sentait si bien. Apaisé et libéré d’un fardeau qu’il trainait depuis bien trop longtemps. « Suis-je enfin libéré ? Est-ce la fin ? », pensa-t-il. 

    Sans vraiment comprendre ce qu’il se passait, il se laissa transporter par cette douceur. Peu lui importait la destination. Il se sentait bien et, même s’il aurait voulu lutter, il savait que cela se serait soldé par un échec. Il était vaincu. Il lâcha son arme, devenu inutile. Ses yeux se fermèrent. Il sentit la lumière l’envelopper entièrement.

     

    - Merci, avait-il dit au vieil homme avant de s’effondrer une fois encore. Espérait-il que ce soit la dernière…

     

    ***

     

    La ténacité du guerrier surprit Eriane tout autant que son changement de comportement. Plus il combattait, plus il était enveloppé d’une force grandissante. Une rage inhumaine et effrayante. « Une rage pas si étonnante que cela », se justifia-t-elle. « Après tout ce qu’il a vécu, comment peut-il en être autrement. » Elle n’avait pas tort sur ce point, elle le savait. Il était prêt à tout pour survivre et n’avait aucune confiance envers quiconque. Surtout pas avec des étrangers comme eux. Même si dans ses pensées, elle aurait aimé qu’il en soit différemment. Qu’il la reconnaisse. 

    Devant la rage croissante de l’homme qui leur faisait face, un sentiment d’inquiétude naquit en elle. Son frère encaissait les coups. Sa fougue ne lui suffisait plus pour faire face. Son père l’avait remarqué aussi. Elle avait apprécié la tentative de celui-ci pour calmer le disciple. « Tout, mais pas un bain de sang », pria-t-elle. 

    Malheureusement, l’esprit du guerrier n’avait pas été réceptif à la demande de son père. Il paraissait ne plus appartenir à ce monde. Rien ne pouvait l’arrêter dans sa démence. Son frère risquait de tomber à tout moment. Ce n’était plus qu’une question de temps. Elle voulut s’interposer entre les deux hommes avant que le drame ne vienne. Son père l’en empêcha d’une main ferme.

     

    - Laisse-moi faire, lui avait-il tout simplement dit avec un ton sérieux.

     

    Un ton qui n’était pas dans ses habitudes, sauf dans des négociations difficiles avec des clients très récalcitrants et malhonnêtes. 

    Sans donner plus d’explications, elle le vit faire quelques pas. Elle l’entendit murmurer une incantation Orzienne qu’elle ne reconnut pas. Des fibres lumineuses entourèrent la main gauche de son père. Une fois assez nombreuses, elles formèrent une boule d’énergie à peine plus grosse qu’un melon de Nyk’El. 

    A ce moment-là, elle vit le bouclier de son frère voler en éclat. Son cri de détresse accompagna le nouveau coup du guerrier qui brisa la lame du jeune combattant. Elle ne pouvait plus intervenir, il était trop tard. Actam allait donner le coup de grâce. 

    Contrairement à ce qu’elle pensait, il n’en fit rien. Il s’était retourné vers son père… trop tard. Le geste de celui-ci fut rapide. La boule lumineuse avait été propulsée vers le disciple. Elle l’atteignit en pleine poitrine. Il n’y eut aucune explosion, aucun cri de douleur. 

    Eriane observa la réaction d’Actam. Le temps s’était arrêté. Il ne bougeait plus. Le disciple était figé, telle une statue de pierre. Son visage marqué par la souffrance il y a peu, paraissait se relâcher. Etait-ce l’effet voulu par l’incantation de son père ? Curieuse d’en apprendre d’avantage, elle le rejoignit pour avoir des explications. Se pouvait-il qu’il ne lui eût pas encore tout révélé sur les pouvoirs des Orzis ?

     

    - Que lui avez-vous fait père ?, lui demanda-t-elle. Quelle était cette incantation ? Pourquoi ne m’avez-vous pas… 

    - …ce n’est qu’un simple sort d’apaisement ma fille, la coupa-t-il pour éviter d’autres questions qui pouvaient s’avérer être plus dérangeantes. Son esprit était trop traumatisé pour entendre la voix de la raison. Son corps n’était plus sous son contrôle. Il devenait un… 

    - …Sethien, en conclut-elle abasourdie. Est cela que vous êtes en train de me dire, père ? 

    - Oui ma fille. La malédiction était sur le point de prendre l’entière possession de son âme, de son cœur et de son corps.

     

    Eriane n’avait jamais eu affaire à un Sethien en pleine transformation. Elle avait cru comprendre des dires de son père, que cette malédiction n’affectait que les personnes affaiblies physiquement ou psychologiquement. Parfois, on pouvait éviter qu’un homme ne devienne un Sethien. Même si cela laissait toujours des séquelles plus ou moins profondes selon l’individu. 

    En revanche, une fois la malédiction accomplie, on ne pouvait plus rien pour eux. On les abattait ou ils erraient par-ci par-là, loin de la population pour la plupart, devenant des pions de l’esprit d’Oerbe. Elle avait beaucoup de peine pour le jeune homme devant un tel sort. Il avait visiblement tout perdu pour en arriver à cet état. 

    Soudain, elle vit son frère s’élancer vers Actam pour rattraper son corps inconscient. Ils s’écroulèrent tous les deux. La chute fut spectaculaire, mais néanmoins sans gravité grâce à l’intervention de Catalan. Elle se précipita vers eux avec son père. Celui-ci se mit à genoux et tendit les mains au-dessus du corps endormi. Lentement, il les fit passer des pieds à la tête. 

    Eriane laissa son père ausculter le corps meurtri du disciple. Un art qu’elle maitrisait encore maladroitement. Or, il était essentiel d'en avoir une parfaite connaissance pour juger de la gravité des blessures d’une victime afin d’appliquer les soins appropriés le plus rapidement possible.

     

    - A première vue, la malédiction n’a pas eu le temps de prendre son âme, déclara-t-il soulagé. Nous sommes visiblement intervenus in extrémis pour lui épargner un destin aussi tragique.

     

    Eriane soupira. Elle était convaincue, elle aussi, qu’ils étaient arrivés à temps. Paradoxalement, une part d’elle-même lui soufflait le contraire. Ils étaient en partie responsables. S’ils n’étaient pas intervenus, il aurait pu finir l’hommage fait à ses hommes. Il aurait pu se reposer, reprendre son souffle, digérer les durs évènements qui s’étaient produits. Non, au lieu de cela, il avait dû livrer une dernière passe d’armes contre son frère, livrant ses dernières forces. 

    « C’est à cause de cette malédiction ! Personne n’y est pour quelque chose ! », voulut-elle se rassurer. Pourtant, elle connaissait les origines de cette malédiction. Une punition des gardiens élémentaires qui avaient sanctionné les hommes. Certains d’entre eux s’étaient opposés contre leur volonté. Un châtiment mérité au vu du grand nombre de victimes innocentes engendrées pendant cette guerre. 

    Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite le changement d’expression du visage de son père. Il avait arrêté d’examiner le corps du jeune homme. Il se concentrait maintenant sur sa poitrine qu’il avait en partie dénudée. Elle y vit une plaie étrange. Cela ne pouvait pas être la conséquence de l’incantation de son père. Aucun sort de la classe médicale ne laissait de trace sur la victime. 

    Son père posa ses deux mains dessus et ferma les yeux. Son visage devint ferme. Elle comprit qu’il tentait d’entrer en communication avec l’esprit d’Actam. Un savoir que peu d’Orzis avaient su maitriser. Cela leur permettait parfois de ramener ceux qui se trouvaient entre la vie et la mort. 

    Son père était aussi curieux qu’elle. Il voulait comprendre d’où venait cette plaie. Après quelques secondes, elle le vit perdre l’équilibre. Son frère le retint rapidement.

     

    - Père ! Qu’avez-vous ?, interrogea son frère inquiet.

     

    En guise de réponse, il leur envoya l’un de ses sourires niais et maladroits.

     

    - Je ne suis plus tout jeune, vous savez. Je ne pensais pas que le premier sort m’aurait épuisé autant. Et puis, je me suis rendu compte que mon pauvre petit estomac de vieillard criait famine. Depuis combien de temps n’avons-nous pas mangé ?, reprit-il en se levant.

     

    Il mentait. Eriane le savait. Elle avait toujours su quand son père lui mentait. Il avait beau avoir été l’un des meilleurs Orzis de son temps, il n’en restait pas moins un piètre menteur. En examinant le disciple, il avait été confronté à quelque chose de puissant. Il taisait volontairement sa découverte. Elle en était persuadée.

     

    - Que diriez-vous si nous préparons un petit feu ? Cela nous réchauffera tous. Nous en profiterons aussi pour reprendre quelques forces, clama-t-il avec son sourire qui sonnait faux pour Eriane.

     

    Sans chercher à en savoir plus, son frère acquiesça comme à son habitude. Quant à elle, vexée par les nouveaux mensonges de son père, elle le toisa avec colère. « Avant d’arriver ici, vous pestiez contre nos mauvaises finances. Nous avons eu le droit à l’un de vos grands discours sur le temps et que tout temps perdu était un manque à gagner. Vous clamiez qu’ici nous comblerions nos pertes. Et là, devant ce désastre, vous faites comme-ci il n’y avait rien eu. Ce n’est pas dans vos habitudes ! » Elle lui en voulait. Il avait promis de ne plus rien lui cacher.

     

    - Qu’avez-vous vu, père ? Qu’avez-vous réellement vu ? Eriane insista bien sur ce mot afin de lui faire comprendre que, cette fois-ci, son mensonge ne passerait pas auprès d’elle.

     

    Son père lui sourit bêtement comme à chaque fois qu’elle réagissait de la sorte. Il lui répondait toujours par une phrase du type : « Tu me rappelles ta mère quand tu te comportes ainsi. » Cela avait le don de l’exaspérer. Son père en profitait à chaque fois pour détourner le sujet à ce moment-là. 

    N’ayant pas connu sa mère, Eriane se laissait porter par les récits de son père. Comment l’avait-il rencontrée et séduite. Comment utilisait-elle ses talents de magicienne pour le bien-être de leur foyer. Eriane finissait toujours par en oublier la raison de sa colère contre son père, lui pardonnant ainsi tous ses mensonges. 

    Or, cette fois-ci, son père ne répliqua pas. Il se devait d’être honnête avec sa fille. Il avait une promesse à honorer.

     

    - Nous ne sommes pas là par hasard. Il était écrit que nous devions le revoir, répondit-il avec une voix légèrement anxieuse. Mais, comme tu peux le voir, nous avons accompli notre devoir comme il se doit. Sans nous, il aurait pu finir comme tant d’autres. En plus, il va pouvoir profiter de tous nos meilleurs soins, reprit-il avec plus de légèreté.

     

    Eriane ne paraissait pas convaincue. Il lui fallait trouver un moyen de délier la langue de son père. Elle savait que son frère n’aimait pas ce genre de dispute entre eux. Elle devait donc attendre le bon moment pour revenir à la charge. Même si au fond d’elle-même, une part de vérité se tenait dans les propos de son père. « Nous ne sommes pas là par hasard, il est vrai. J’en suis moi aussi persuadée. »

     

    - Vous ne me dites pas tout, père. Nous en reparlerons plus tard, lui murmura-t-elle afin que son frère ne puisse pas l’entendre. Son père se tendit et la fixa. Cette fois-ci, je saurai ce que vous tentez de me cacher, père. Soyez-en sûr !, grogna-t-elle.

     

    Son frère, qui avait senti la tension monter, en profita pour se délester de son épée et de son bouclier brisé pour les échanger contre une corde attachée à sa taille et une machette. Ainsi équipé, il leur indiqua l’endroit où il irait chercher du bois. Il était toujours préférable de savoir où se trouvait chacun par rapport aux autres. Une habitude qu’ils avaient prise entre eux depuis que Catalan s’était perdu dans la forêt près de Ny’Il. 

    Eriane se souvenait de cette fois-là. Avec son père, ils avaient lancé des recherches pendant plusieurs jours. La forêt n’était pas grande, pourtant, ils leur avaient étaient impossible de retrouver Catalan. Celui-ci, qui n’était pas doté d’un très grand sens de l’orientation, n’avait fait que de tourner en rond. Cela avait compliqué les recherches au fil des jours. 

    Leurs retrouvailles n’avaient été que le fruit du hasard pour certains, la volonté des gardiens pour les autres. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, un sanglier, d’une taille inhabituelle, s’était mis en tête de poursuivre Catalan. Fuyant la bête, il avait couru, sans le vouloir, vers Eriane et leur père. Quant à la bête, elle avait, bien entendu, disparue, ne laissant aucune trace. 

    Elle esquissa un sourire quand elle le vit partir aussi harnaché. Une technique pour ne pas le perdre qui avait fait ses preuves. « Tu seras toujours un enfant, mon frère. », pensa-t-elle avec beaucoup d’affection. 

    Son père, quant à lui, était parti vers la roulotte pour récupérer des couvertures afin de couvrir Actam. Il en profita pour rapporter des provisions sommaires pour leur repas. Quelques morceaux de pains et de viandes d’ours séchées feraient l’affaire. 

    Chacun vaqué à ses occupations, l’occasion pour Eriane était tentante. Elle s’approcha du jeune homme endormi. Elle plaça ses mains au-dessus de sa poitrine et invoqua les gardiens pour lui prodiguer des soins complémentaires à ceux de son père.

     

    « Uf Skoï-ilrdioshs eizleizmoshteizrs !

    Skoï-ilrdioshs dez lil niltorr.

    Ufwrvushsmoiz lez fesh pushr brorleiz sash mill.

    Ufwrvushsmoiz l'uf pushr neztwufaneiz sash keshr.

    Ufwrvushsmoiz lez vosh pushr ilpweizseiz sash ilmez .

    Ufwrvushsmoiz lez teizr pushr poshseiz sash kufr. »

     

    Une lumière pâle de couleur verte sortit de ses paumes. Elle se dirigea vers Actam. Tel un serpent, elle l’enroula, déversant une douce aura. Un sort de guérison qu’Eriane maîtrisait de plus en plus. Une fois, elle avait pu sauver un enfant des flammes. Les brûlures de la petite victime avaient toutes été dissipées. Pourtant, là, quand la lumière effleura la cicatrice du disciple, tout s’arrêta. « Qu’est-ce que cela signifie ! », s’inquiéta-t-elle. 

    Son sort avait échoué ! Pire, il avait même été absorbé. Le corps d’Actam semblait prisonnier d’une barrière magique. L’énigme de sa cicatrice était loin d’être anodine. Il y avait quelque chose d’étrange dans tout cela. Etait-il voué à servir Oerbe à jamais ? Eriane n’y croyait guère. Un sort de guérison n’était pas un sort offensif. Il pouvait traverser n’importe quelle protection magique, même les plus maléfiques. Dans le cas présent, rien ne se dégageait de ce corps. Ni ondes positives, ni ondes négatives. Comme si Actam était mort et que sa cicatrice aspirait toute vie qui s’en approchait. 

    La gitane glissa ses doigts sur le corps du jeune homme. Elle lui prit le pouls. Il était vivant. Cela aurait dû la rassurer. En vain. Son sort de guérison, offert par les gardiens, n’avait pas été assez puissant. L’âme du jeune homme n’appartenait plus à ce monde. Son père avait dû forcer la barrière pour tenter de communiquer avec l’âme du disciple. Son malaise signifiait que la protection magique était bien plus puissante qu’elle ne paraissait. Elle avait pu rejeter l’esprit de son père et avaler son sort de guérison. « Père a sûrement vu quelque chose. D’où ce silence ! Je dois savoir. » 

    Il n’y avait pas d’autres explications. Une discussion immédiate avec son père s’imposait. Elle se leva et le rejoignit vers la roulotte. Son approche assurée crispa son géniteur. Celui-ci craignait ce moment. Eriane était décidée. Il ne pouvait plus s’y soustraire.

     

    - Qu’avez-vous vu, père ?, demanda-t-elle avec une voix froide et autoritaire.

     

    Bien que conscient de la colère d’Eriane, son interlocuteur ne se retourna pas. Pire ! Il fit mine de ne pas l’entendre. Ce qui eu pour résultat, l’effet inverse. La gitane saisit son père par le bras pour lui faire face. Elle avait tout perdu de sa gentillesse. Malgré la douceur de son visage, elle était ferme.

     

    - Je vous le redemande une dernière fois, père. Qu’avez-vous vu ?, insista Eriane avec plus de détermination. Son regard envoûtant fit baisser celui de son père. Tel un enfant venant d’être pris la main dans le sac. 

    - Pourquoi insistes-tu ma fille ? Si je te dis que je n’ai rien vu.

     

    Son père n’était visiblement pas prêt à lui révéler quoi que ce soit. Jamais elle ne l’avait vu aussi têtu. Il avait toujours fini par lui céder. Il ne parvenait pas à lui résister. Du moins jusque-là. Cette fois-ci, il persistait dans son mensonge. Il ne semblait pas vouloir changer de position.

     

    - A quoi jouez-vous, père ? Il vous arrivera malheur si vous persistez dans votre mensonge ! Les gardiens ne vous offriront pas la paix éternelle si vous continuez à m…

     

    Eriane s’arrêta net. Pour la première fois de sa vie, elle reçut une gifle de son père. Elle ne l’avait jamais poussé aussi loin. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle se glissa dans les bras de son paternel qui l’accueillit. La vision de l’avenir lui traversa à nouveau l’esprit. Oerbe les attendait au-delà d’Elk, et elle, elle menaçait son père de lui dire la vérité sinon son esprit errerait dans la Fosse. Elle se doutait bien que ses jours lui étaient comptés. Comment pouvait-elle lui dire de telles monstruosités ? 

    Par amour pour Eriane, son père pleura silencieusement. Il lui caressa machinalement les cheveux. Un geste qu’elle avait toujours apprécié pour être consolée.

     

    - Pardonnez-moi, père. Je n’aurai pas dû vous…  

    - Chut. Ce n’est rien ma fille. Je ne t’en veux pas, la rassura-t-il.

     

    Son père avait toujours été tendre et patient avec Eriane. Il voyait en elle sa mère. Il en était fier. Son épouse en aurait été de même.

     

    - Pourquoi ne rien me dire, père ? Pourquoi ? Qu’a cet homme ? Qu’avez-vous vu ?, pleura-t-elle. 

    - Ma fille, soupira-t-il. Tu sais, il y a sur notre monde des hommes et des femmes qui ont un rôle plus important que d’autres. Certains ont même le destin de notre avenir sans que nous le sachions. D’autres ont une place secondaire. Ainsi en ont décidé les gardiens.

     

    Eriane sécha ses larmes. Elle se retourna et observa Actam. Il semblait paisible et insouciant. En paix avec lui-même.

     

    - Je ne sais pas quel est son rôle. Je ne sais pas si c’est un sbire d’Oerbe ou un élu des gardiens. Ce qui est sûr, c’est que sa destinée est loin d’être facile. Elle est étroitement liée à notre monde, reprit-il.

     

    Eriane acquiesça. Elle pressentait que son père ne lui révélait pas tout ce qu’il savait. Pouvait-elle lui en demander plus ? Elle qui avait omis de lui dire la vérité sur leur avenir. Mais après tout, voulait-elle vraiment en savoir plus ?

     

    - Ah ! Ah ! Me revoilà et je ne me suis pas perdu ! Pratique cette corde, je vous l’avais dit !, clama Catalan en rejoignant Eriane et leur père.

     

    La gitane lui sourit en désignant l’endroit où le feu serait installé. Leur père apporta les couvertures et les provisions.

     

    - Tu progresses mon fils. Je vais bientôt pouvoir partir l’esprit tranquille. 

    - Oh non père. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Je ne suis qu’un enfant, vous le savez bien.

     

    Eriane ne releva pas l’échange entre son père et son frère. Bien que les deux hommes partirent dans un rire à s’étouffer. 

    « Si seulement vous saviez, » pensa Eriane. « Si seulement… » 

    Eriane attendit que son frère dépose les bûches près de l’endroit qu’elle lui avait désigné. Une fois le bois mis en place, elle tendit ses mains au-dessus du tas. Elle invoqua le pouvoir de l’un des quatre gardiens. Une étincelle apparut et embrasa les bûches. Elle distribua ensuite quelques morceaux de pains et de viandes d’ours séchées à son frère et à son père. Celui-ci venait de recouvrir Actam à l’aide de l’une des couvertures. 

    La gitane ne toucha guère à sa nourriture. Elle était trop inquiète pour réussir à dénouer son estomac. Elle ne cessait de penser à la destinée tragique et inconnue du jeune homme. Pourquoi avait-il survécu ? Pourquoi ses pouvoirs de chamanes ne lui avaient-ils pas permis d’aller au-delà de ce qu’elle pouvait faire habituellement ? Elle avait tant de questions à lui poser. Il était difficile pour elle de canaliser sa curiosité. Là, elle n’avait pas le choix. Elle se sentait frustrée. Or Actam avait besoin de repos. Il n’était pas en état d’assouvir sa curiosité.

     

    - On en fait quoi maintenant ?

     

    La question de son frère plomba l’atmosphère, déjà bien assez lourde au goût d’Eriane. Accoudé sur le sol, il avait lancé cela comme un vulgaire linge usagé. Son regard sur le corps d’Actam démontrait bien toute l’animosité qu’il avait vis-à-vis de lui. Elle connaissait son frère pour son impulsivité. La leçon humiliante qu’il avait prise au combat ne pouvait que le rendre agressif.

     

    - Comment peux-tu parler de cet homme ainsi ?, s’emporta Eriane. Avec tout ce qu’il a vécu !

     

    En guise de réponse, son frère prit sa lame et désigna Actam avec celle-ci. Elle avait peur qu’il ne commette l’irréparable. Elle voulait se rassurer en se disant que son frère n’était pas un lâche. Encore moins un meurtrier.

     

    - N’as-tu pas vu ce qu’il était ? Je te rappelle qu’il a bien failli me tuer !

     

    Il était rare qu’elle se fâche avec son frère. Pourtant, pour la première fois, une tension d’agressivité naquit entre les deux. L’une cachait des sentiments qu’elle ne maîtrisait pas. L’autre n’avait plus qu’une envie : se venger de son humiliation.

     

    - Eriane, nous prenons un risque en restant avec lui. La malédiction a tenté de le prendre. Rien ne nous garantira qu’à son réveil, il ne sera pas maudit, argumenta de nouveau le jeune gitan.

     

    Dans le principe, elle savait que son frère avait raison. Actam pourrait succomber à la malédiction pendant son sommeil. Son réveil pourrait se révéler dangereux. Son cœur lui assurait le contraire. S’il se réveillait à Elk, ils seraient en sécurité. Elle l’avait lu dans leurs lignes de vie. C’est au-delà que le danger rôde. Comment leur dire sans rien leur révéler ?

     

    - Il est hors de question de le tuer ! Nous ne sommes pas des lâches ! Et encore moins des esclaves d’Oerbe ! Qui sommes-nous pour nous octroyer le droit de vie ou de mort sur cet homme ? Je suis sûre qu’il pourrait nous aider par la suite. Il pourrait nous assurer une meilleure protection !

     

    Eriane se leva pour faire face à son frère qui se pavanait devant elle. Il avait le don pour se moquer des autres personnes qui se trouvaient en désaccord avec lui. Il s’arrêta net, non pas intimidé par la prestance de sa sœur, mais par sa dernière réplique. La colère lui monta à la tête. Comment Eriane avait-elle pu émettre l’idée que cet homme leur assurerait une meilleure protection ?

     

    - Dis plutôt que tu aimerais perdre ta virginité avec ce…

     

    La jeune gitane, piquée au vif, gifla son frère. Un geste qu’aucun des deux n’avait vu venir. Eriane n’avait jamais aimé les conflits, ni la violence. Elle fut tout aussi surprise par son comportement. Néanmoins, cela avait poussé son frère au silence.

     

    - Je ne te permets pas, Catalan, murmura-t-elle.

     

    Son père qui n’avait rien dit jusque-là redressa légèrement la tête. Confus par ce qu’il voyait, il scruta tour à tour ses deux enfants.

     

    - Allez-vous cesser vos enfantillages ? Je ne vous ai pas appris à vous juger de la sorte entre frère et sœur ! Nous avons une décision à prendre, il est vrai. Alors, soyez adultes et prenons-la ensemble avant qu’il ne se réveille, lança leur père.

     

    Les deux jeunes gitans s’assirent de nouveau. Eriane s’installa de façon à ne plus voir son frère. Ce dernier se caressa la joue, encore sous le choc de la gifle de sa sœur.

     

    - Si je résume bien. J’ai cru comprendre pendant vos gamineries que, toi, Catalan, tu souhaites éliminer cet homme pendant son sommeil. Tu penses qu’il risque d’être une menace pour nous et qu’on n’a aucun intérêt à le sauver.

     

    Catalan acquiesça d’un sourire. Il fit mine de limer sa lame pour signifier qu’elle aussi était prête à agir. Eriane préféra ignorer ce comportement insolent.

     

    - En revanche, Eriane, tu désires lui apporter toute l’aide qui lui est nécessaire. Puis tu désires l’emmener avec nous. Tu penses qu’il pourrait nous être utile. L’aurais-tu vu ? Dans ce cas, tu nous en aurais parlé, n’est-ce pas ?

     

    Eriane fit un signe de la tête pour confirmer. Gênée, elle prit un morceau de pain qu’elle mangea afin que son père ne s’attarde pas trop sur le sujet de ce qu’elle avait vu. Bien qu’enfantine, la technique fut une réussite.

     

    - Bien. Pour ma part, je vous propose une autre alternative. Apportons-lui les soins dont il a besoin. Nous ne sommes pas des lâches, ni des assassins comme l’a dit Eriane. En revanche, une fois son état stable, nous partirons de notre côté sans lui. Catalan a raison sur ce point, nous ne pouvons prendre aucun risque. Qu’en pensez-vous mes enfants ?

     

    Les trois gitans se regardèrent. Pour la première fois, ils devaient prendre une décision commune. Une décision lourde de conséquences quelle qu’elle soit. Chacun devait convaincre les autres sans un appui extérieur… enfin le pensaient-ils.

     

    Sondage du chapitre V

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  • Commentaires

    1
    Drarry
    Dimanche 4 Octobre 2015 à 18:35

    Ouf Actam survit encore une fois!ne le tue pas stp je l'aime bien ce perso! lol mais bon c'est à toi que revient le dernier mot "Jean-pierre"(qui veut gagner des millions)

    la suite.... lol merci

    cette fois je ne pose pas de questions puisque tu ne répondras pas snifff

    Drarry

    2
    Dimanche 4 Octobre 2015 à 19:37

    Ce n'est pas moi qui possède tout le temps le dernier mot. Les sondages peuvent influencer sur les événements vécus par les protagonistes. Affaire à suivre je dirai.

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